– J’arrive pas à y croire.
– Bienvenue au club, marmonna Ash avant d’avaler la moitié de son verre de vin.
Laura la resservit, proposa à Jérémy qui désigna son verre encore plein. Il avait à peine pris une gorgée depuis l’arrivée d’Ash. Quel ennui.
– Mais en fait, c’est Nathalie la vipère dans cette histoire, conclut Laura. Elle a appelé Agnès direct, sans même chercher à parler avec toi, essayer de trouver des solutions ou n’importe quoi. Ca fait cour de maternelle, franchement.
Ash grogna en approbation. Après avoir déballé toute l’histoire à Laura, elle avait à peine réussi à former des phrases plus longues que quelques mots. Celle-ci, en bonne amie, s’était indignée sans arrêt depuis lors, lui offrant tout le soutien et la distraction dont elle avait besoin pour ne pas repartir dans une crise de larmes comme celle qui l’avait submergée sur le chemin du retour de la Clef. Dans le métro. A l’heure de pointe. Bondé de parisiens. De quoi alimenter sa banque de données personnelle des petites humiliations de la vie quotidienne.
– Et Agnès aussi dans le genre… Un problème et elle décide de choisir le client plutôt qu’un membre de sa propre équipe. T’imagines le message qu’elle envoie ? Pour quelqu’un qui travaille dans les ressources humaines ?
– Mais non, le pire, c’est qu’Agnès a été géniale.
Ash dut s’éclaircir la gorge et reprendre du vin avant de pouvoir continuer.
– Elle m’a dit de ne surtout pas réduire cet « incident » à la valeur de mon travail. Elle a préféré choisir le client parce qu’elle sentait que mon cœur n’était plus dans le travail, plus comme au début. Et elle n’a pas tort. Tu sais bien que je commençais à trouver que c’était… répétitif.
Laura fit une moue compatissante. Elle savait combien Ash admirait Agnès, combien la décevoir la hanterait pour les mois à venir.
– Et Quentin ?
– Je lui ai envoyé dix mille messages, je l’ai appelé, son téléphone doit être éteint.
Elle vérifia ses appels manqués pour la centième fois depuis qu’elle était arrivée chez Laura. Quentin n’était pas connu pour sa capacité à rester près de son téléphone. Pourtant, ce soir-là, son absence lui pesait doublement ; elle avait besoin de lui et, plus encore, elle commençait à s’inquiéter que quelque chose ne lui soit arrivé. Ce serait tout ce qui manquait à cette journée minable, passer la nuit à l’hôpital, à veiller un Quentin inconscient, ses parents éplorés et… Ash résista à l’envie de se mettre une claque. Sa vie était déjà bien assez glauque sans qu’elle n’ait besoin de rajouter des scénarios fictifs.
– Sur une note plus joyeuse, dit-elle avec un sourire forcé, félicitations, l’appart est magnifique.
– Il te plaît ? demanda Laura, les yeux étincelants.
Elle prit la main de Jérémy, qui lui sourit. L’appartement pouvait presque être considéré grand sur standard parisien. Ils avaient une cuisine de la taille d’un placard à balais mais une chambre séparée, ainsi qu’une salle de réception qui accommodait un canapé trois places et une table pour six personnes.
Sentant qu’Ash avait besoin de changer de sujet, Laura se lança dans anecdote sur anecdote à propos du casse-tête des visites et du détail de leurs après-midis à chercher du mobilier d’occasion. Jérémy participa très peu à la conversation mais ne cessa de rire et de regarder Laura avec un amour évident. Il remonta de manière significative dans l’estime d’Ash. Ennuyeux, certes, mais amoureux.
Elle prit son téléphone. Pas de nouvelles. Elle sentit ses yeux se remplir de larmes encore une fois. Elle finit son verre.
– Je vais filer, si ça ne vous dérange pas.
– Oh non, bien sûr ! s’exclama Laura en se levant d’un bond.
Elle prit Ash dans ses bras.
– Tout va bien se passer, murmura Laura à son oreille. Une opportunité pour rebondir. Agnès n’a pas tort.
Ash approuva, la gorge nouée. Elle passa sa veste, s’enroula dans son écharpe.
– Et puis, tu vas profiter de quelques mois de chômage, ajouta Jérémy, ça te laissera le temps de te retourner sans avoir le financier qui pèse.
Ash ne rata pas Laura, qui faisait de rapides signes négatifs de la tête, les yeux si ronds qu’ils étaient entourés de blanc. Jérémy ne la vit que trop tard.
– J’étais prestataire de services. Pas de chômage pour moi.
– Ah. Alors, euh… Quentin, balbutia-t-il.
– Je t’appelle dans la semaine, ok ? dit Ash à Laura. Désolée pour ma mauvaise compagnie ce soir. Si vous voyez Quentin, dites-lui que je suis rentrée.
En bas de l’immeuble, Ash sortit son téléphone, essaya d’appeler Quentin, tomba sur son répondeur et se résolut à appuyer sur l’icône de son compte en banque. Son cœur s’emballa tandis que l’application chargeait, jusqu’à ce que le résultat n’apparaisse.
354,87 €.
C’était ce qui lui restait jusqu’à la fin du mois. Elle recevrait encore une partie de son salaire, puis plus rien jusqu’à ce qu’elle ne retrouve du travail.
Malgré ses pieds douloureux, elle marcha jusqu’à chez elle pour se donner le temps de penser. Qu’allait-elle faire ? Elle ne s’imaginait pas demander de l’argent à Quentin. Encore moins à ses parents. Elle pourrait vendre des affaires. Elle pensa à ses bottes léopard. Elle avait de telles ampoules que la perspective de s’en séparer ne lui faisait même pas de peine. Pas encore, en tous cas.
A moins qu’elle ne retrouve du travail très vite. Elle fit le code de l’immeuble. Comment allait-elle justifier le fait qu’elle venait de se faire virer ? « J’ai été incompétente sur mon dernier compte. » Très convaincant. Vidée d’espoir et d’énergie, elle s’effondra dans les escaliers.
Et maintenant ?
– Ash ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Quentin venait de passer la porte de l’immeuble. Son costume était froissé, ses yeux gonflés de fatigue.
– T’étais où ?
– Au bureau. Projet de dernière minute. Je n’avais plus de batterie et personne n’avait de chargeur, je t’ai fait un mail, tu n’as pas vu ?
Ash fit un signe négatif de la tête, ferma les yeux pour lutter contre un sanglot.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Elle lui raconta tout. En un instant, il était à côté d’elle, ses bras rassurants passés autour de ses épaules. Elle pleura, il l’aida à monter les marches pour gagner la chaleur de leur appartement. Ils parlèrent jusque tard dans la nuit, finirent par s’endormir enlacés.
Quand Ash se réveilla, il était déjà parti travailler mais elle se sentait d’attaque. Elle en avait fini de se morfondre. Il était temps de passer à l’action. Une opportunité pour rebondir.
Première étape : mettre à jour son CV. Nom : Ash Torrent. Torrent était réel. Ils n’avaient pas besoin de savoir qu’Ash ne l’était pas. Pas dans un premier temps. Age : 31 ans. Adresse, OK. Contact, OK. Description… Elle bloqua sur la case. Comment pouvait-elle se décrire ?
Consultante dynamique, passionnée de ressources humaines. Si passionnée qu’elle s’était faite virer.
Consultante en ressources humaines expérimentée. Voilà qui criait la joie.
Elle trouverait peut-être des recommandations en ligne. Google. Son meilleur ami.
Quinze sites et deux heures plus tard, Ash parcourait l’appartement d’un côté à l’autre, l’esprit en ébullition.
Et si sa vocation était autre ? Et si ce rebond la menait dans une nouvelle direction ?
La dernière page qu’elle avait consultée l’avait encouragée à tracer un Ikigaï ; quatre cercles dans lesquels elle avait inscrit respectivement ce qu’elle aimait, ce pour quoi elle était douée, ce pour quoi elle était payée et enfin, ce dont le monde avait besoin. La rencontre des quatre cercles concentrait ces quatre éléments et représentait donc son moteur, son idéal de vie.
C’était comme si son existence prenait un sens nouveau. Son idéal de vie. Et si ?
Elle passa le reste de la journée à planifier, à noircir des pages de dessins et d’idées. Elle sortit faire des courses et se sentait sur le toit du monde lorsque Quentin passa la porte de l’appartement ce soir-là.
– T’as fait des cookies ? demanda-t-il.
– Assieds-toi, j’ai une grande nouvelle à partager avec toi.
Il prit un cookie, fit une grimace quand il croqua dedans et se laissa tomber avec un soupir fatigué sur le sofa. Ash prit place à côté de lui, le cœur battant.
– Je vais ouvrir un café, annonça-t-elle.
– Quoi ?
– Je vais ouvrir un café, répéta-t-elle.
Elle fut tentée de le dire une troisième fois, juste pour le plaisir de prononcer ces mots magiques à voix haute. Quentin fronça les sourcils.
– T’es sérieuse ?
Il jeta un coup d’œil aux feuilles éparpillées sur la table basse.
– Me dis pas que t’as passé la journée à faire ça…
Ce n’était pas la réaction qu’elle attendait. Elle sentit sa bulle d’excitation se dégonfler d’un iota.
– Attends d’entendre mes idées.
– Quelles idées, Ash ?
Alerte colère.
– Je ne vois pas un numéro dans tes idées. Tu penses l’ouvrir avec quel argent ton café ?
– J’irai à la banque.
– Et ils vont te prêter des sous juste comme ça ?
– J’ai fait un plan, dit-elle, soudain froide et défensive. Ca ne va pas être juste un café. Ce sera un lieu de rencontre, une galerie d’art, un espace de convergence du tout Paris artistique.
Quentin partit d’un rire moqueur.
– Je suis sûr qu’ils ne l’auront jamais entendue celle-là. Ash, tu ne sais même pas faire un bon cookie !
Il agita le biscuit sous son nez. Elle croisa les bras.
– Il suffit de travailler sur la recette. Ou de trouver un associé.
– Non, Ash. Je ne vais pas soutenir un truc qui va te mener droit à l’humiliation et à la ruine. Ce n’est pas parce que t’aimes aller au Meunier ou je ne sais pas quoi encore que tu dois ouvrir un café. Tu aurais mieux fait de chercher du travail plutôt que de perdre ton temps à rêvasser. Félicitations. Tu viens de perdre vingt-quatre heures de ton temps imparti avant que tu ne puisses plus payer ta part du loyer.
La bulle éclata, laissa place à un silence assourdissant.
– Je… J’ai cru…
– Que j’allais payer ta part ? Tu sais quoi, Ash ? J’étais prêt à le faire. Maintenant que j’ai vu à quoi allait ressembler ta recherche d’emploi, j’ai changé d’avis.
Il se leva.
– C’est un service que je te rends. Tu me remercieras plus tard.
Il lança le reste de son cookie au milieu des feuilles et s’en alla.
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