– Qu’est-ce que c’est ?
La question avait été posée une après-midi comme tant d’autres. Nous étions chez Alex. La bande de toujours à l’exception de Rémi, pas encore remis de la fête de la vielle. C’était notre lieu de rendez-vous habituel et aussi notre préféré, car la maison d’Alex était toute droit sortie d’un catalogue.
– De la poussière d’étoiles, répondit Kayla.
Elle agita une minuscule fiole dans laquelle brillait une poudre scintillante.
– De quoi ? demanda Moubarak d’un ton moqueur.
– Le mec m’a expliqué que c’était fait à partir d’une étoile filante, celle qui s’est écrasée il y a pas longtemps dans le Nord, vous vous souvenez ?
– C’était une météorite, fis-je remarquer.
– C’est pareil.
– Et tu l’as cru ?
Moubarak partit dans un grand fou rire, vite imité par Alex.
– Non mais Kayla… Les trucs que tu ne vas pas inventer…
– Il paraît que c’est une vraie bombe, dit-elle. Un tout petit peu déposé au coin des yeux et tu pars faire un tour dans la Voie Lactée, voir tout ce que la comète a traversé.
– De la poussière dans les yeux ? s’exclama Moubarak. C’est quoi cette idée encore ? De pire en pire. C’est l’été. On ferait mieux de sortir. Allez Chloé. Je sais que t’adore traîner au parc. Et puis ça te ferait pas de mal de bronzer un peu.
Je regardai par la fenêtre. La journée était belle. La brise qui entrait par la fenêtre apportait l’odeur douce et langoureuse de ces longues après-midi d’été.
– Moubarak a raison, dis-je finalement, et il y aura peut être le coach.
– Arrête avec ton coach, je suis désolée de te le dire mais t’as zéro chance ! dit Kayla.
– Sympa la meuf, remarqua Moubarak.
– Kayla est une rageuse, c’est bien connu, dit Alex en allumant une cigarette.
La fumée s’éleva en volutes bleutés. L’odeur âcre se répandit dans la pièce.
– C’est bon, je ne disais pas ça pour être méchante, se défendit Kayla. C’est juste que Chloé, elle fait que le regarder, jamais elle va lui parler, alors niveau chance… on repassera.
Elle n’avait pas tort, je devais bien le reconnaître. Que pourrais-je bien lui dire, en même temps ? Je te regarde depuis des semaines et je te trouve très attirant. Ridicule. Tu veux me montrer quelques étirements ? L’horreur.
– J’ai une idée. On teste mon truc et ensuite on va au parc. Tout le monde est content.
– Ça me va, dit Alex.
Moubarak soupira mais acquiesça.
– Avec un peu de chance, cette petite poussière te donnera le courage de lui faire voir des étoiles, dit Kayla en agitant sa fiole, un grand sourire aux lèvres.
Elle sût aussitôt qu’elle m’avait convaincue. Et puis pourquoi pas ? Alex prenait ce qu’il appelait des « comprimés magiques » toutes les semaines. Kayla testait les nouvelles drogues comme d’autres le faisaient avec des cosmétiques. Même Moubarak, qui se disait le plus sérieux de la bande, ne dormait pas sans avoir fumé de quoi lui donner de beaux rêves.
– Bien, installez-vous confortablement, ordonna Kayla. La personne qui m’a vendue cette petite merveille m’a dit que c’était un sacré voyage à travers le temps et l’espace.
Alex éteignit sa cigarette et se laissa aller en arrière.
– Allez, envoie !
Kayla ouvrit la fiole avec toutes les précautions du monde.
– Bien, tête en arrière, ouvre les yeux. Ne t’en fais pas. Tu peux avoir confiance. Tu ne vas pas avoir mal.
Il y eut un silence, puis Alex poussa une longue exclamation qui se transforma en rire. Kayla fit un pas en arrière et je pus enfin le voir, les yeux tournés vers le plafond, l’air béat.
– A toi, Chloé.
Je m’agitai un instant sur le fauteuil pour trouver une position plus agréable, puis laissai ma tête reposer sur le dossier.
– Prête ?
Je fis signe que oui et me forçai à ne pas fermer les paupières lorsque Kayla approcha la fiole de moi. Elle fit tomber quelques grains au coin d’un de mes yeux. Je les fermai aussitôt par pure réflexe, puis lorsque je les rouvris, larmoyante, elle en déposa au coin de l’autre.
Un nouveau battement de paupière, un sentiment inconfortable. Un deuxième, mon cœur s’accéléra. Un troisième, des étoiles scintillantes envahirent ma vision. Un dernier. Un moment d’extase comme je n’en avais jamais connu, qui naquit quelque part au centre de mon être et explosa avec une force qui fit fourmiller chacune de mes terminaisons nerveuses.
Je n’aurais pu dire si j’exprimai cette extase à voix haute ou non, car la limite entre mon corps et ce qui m’entourait devint floue. Je me sentis transportée, embarquée dans un lieu qui n’en était pas un, dans un moment qui résumait tous les autres.
Etais-je dans l’espace ?
Non, toujours dans la chambre, plus lumineuse que jamais. Des formes indistinctes apparaissaient et disparaissaient. Des sons, des murmures, des tintements résonnaient. Cette plénitude s’étendit, s’étoffa, se transforma et enfin culmina lorsque deux silhouettes apparurent devant moi.
Deux silhouettes qui n’en étaient qu’une.
Elles étaient faites d’odeurs, de voix, de souvenirs. Elles étaient minuscules et infinies, inscrites et maintenues dans la réalité par des instants vécus si forts qu’ils en avaient pris une forme de vie propre. C’étaient des réseaux, une série de points interconnectés et si intimement liés à mon être que je ne pus que les reconnaître. Nadette et Claudine. Les deux femmes qui m’avaient élevées. Les deux femmes qui étaient mortes, l’une à la suite de l’autre et m’avaient abandonnées.
Elles, toujours présentes, à jamais liées.
Je repris une profonde inspiration et revint à moi-même dans un sanglot. La chambre avait repris ses couleurs habituelles. Je reconnus Moubarak, roulé en boule dans un coin, qui se balançait d’avant en arrière. Alex avait toujours les yeux tournés vers le ciel, mais l’air à présent horrifié. Kayla me tournait le dos mais elle répétait des mots sans sens, comme une litanie sinistre.
L’émotion m’étouffa.
Je regardai en direction de l’endroit où je les avais vues. Plus aucune trace. Une deuxième fois disparues. Parties mais toujours là, prises au piège par leurs souvenirs, marquées par leur passé, leur passage sur Terre déjà à moitié oublié mais profondément indélébile.
Je pleurai ce néant. Je pleurai ce toujours. Je pleurai ceux qui n’étaient plus, ceux qui l’étaient encore. Surtout, je pleurai cette peur, cette peur infinie de l’avoir touchée du doigt, d’avoir frôlé un fragment d’éternité.
Je pleurai jusqu’à perdre conscience de moi, jusqu’à en oublier ce que j’avais vu, jusqu’à ne plus m’en importer. Je ne voulais plus jamais ressentir ce vide. Plus jamais avoir à l’affronter. Qu’on arrête de me poser des questions. J’étais mieux ici. Loin de tout, loin du rien, enfin libre de ces pensées qui m’amenaient trop près d’une peur que je n’étais pas capable d’affronter.
Là, coupée du temps, je trouvai enfin la paix.