Attention à la marche en descendant du train

Perdue dans la foule à la gare Saint Lazare en heure de pointe, bousculée de toutes parts alors que je tente coûte que coûte de monter dans mon train, le désespoir me gagne. Étant une personne pétrie d’optimisme, faite de finesse et de tempérance, je n’en ai plus aucun doute : tout espoir en l’humanité est vain. Comment pourrait-il en être autrement si nous sommes prêts à envoyer mamie dans le panneau d’affichage d’un habile coup d’épaule pour avoir une place assise ?

Fataliste, je me faxe entre une femme qui mâche du chewing-gum la bouche ouverte et un homme qui veut signifier au monde que sa virilité est trop imposante pour qu’il réussisse à serrer les jambes. J’ai envie de lui parler du « man spreading » et du malaise que cela m’inspire mais je n’ose pas. J’ai envie de demander à ma voisine de contrôler ses maxillaires mais je n’en ai pas le courage. Au lieu de ça, je branche mes écouteurs et je me perds dans ma musique et mes pensées.

Les transports en commun réveillent en moi pléthore de sentiments. Je les emprunte tous les jours et pourtant, c’est une source d’émotion sans cesse renouvelée.

Parfois, je m’émerveille des chemins qui se croisent, des rencontres fortuites, de la multitude d’individus qu’ils me permettent de croiser. Chacun transporte avec lui sa bulle, son petit monde, dont on peut parfois entrevoir des fragments. Un tatouage qui parle de déceptions amoureuses. Des larmes cachées derrière de grosses lunettes de soleil. La bonheur et l’insouciance d’un groupe d’adolescents.

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin

Georges Brassens – Les passantes

J’ai une fois suivi pendant près d’une heure la conversation d’un couple qui mettaient leur relation à plat. Elle trouvait qu’il passait trop de temps avec ses amis, qu’ils essayaient de le monter contre elle et qu’il ne faisait rien pour la défendre. Il trouvait qu’elle ne faisait pas assez d’efforts pour s’intégrer, ne comprenait pas qu’elle veuille partager avec lui des moments de qualité et que le regarder jouer à la console n’en constituait pas un.

Une autre fois, une dame d’un âge déjà très mûr à partagé avec moi l’histoire de sa vie. Le temps d’un trajet, elle m’a parlé de sa carrière, d’aventures colorées, de lieux explorées, de personnes regrettées, d’habitudes qui embellissaient son quotidien.

Oui, les transports nous font traverser des univers. Ils nous offrent parfois le spectacle d’un coucher de soleil sur la Seine, d’un couple qui s’aime, d’un orage sur le lointain. Ils sont la toile de fond de nombreux romans lus, de chansons fredonnées, de journaux parcourus.
Je me souviens avoir ri aux larmes en lisant Le dernier Américain d’Elizabeth Gilbert et avoir rougi jusqu’aux oreilles en découvrant que certaines scènes de L’amant de Lady Chatterley étaient plus explicites que je ne l’aurais cru. Je me rappelle avoir écouté Aaron en boucle tous les matins pendant une année déprimante en classe préparatoire littéraire, puis plus récemment de la musique brésilienne ou des mantras.

Beauty is in the eye of the beholder

Ces chants apaisants sont des petites cordes auxquelles je me raccroche pour me rappeler que tout est provisoire et que la beauté se cache dans les yeux de celui qui la découvre. Des mémos importants, car pour arriver où je suis, serrée dans mon siège entre mes charmants voisins, le parcours a été pour le moins effrayant.

J’ai avalé des kilomètres de couloirs, parfois plus près du centre de la Terre que de la surface (utilisateur/trice de la ligne 14, tmtc). Là, j’y ai affronté La Grande Puanteur, monstre personnifié qui hante le métro parisien. A force de répétition, j’arrive maintenant à mieux identifier sur mon parcours les endroits où il faut se boucher le nez, mais je ne suis jamais à l’abri d’une mauvaise surprise qui commence par une odeur nauséabonde et se termine invariablement par un haut le cœur. J’ai évité les pièges des panneaux qui indiquent une sortie mais sans préciser le nombre de détours à faire pour y arriver, qui incluent un virage en épingle à cheveux, le passage par le quai d’un autre métro, la montée de cinq étages, puis la descente de six, puis la remontée de douze.

Vous l’aurez compris, ces couloirs maudits m’angoissent. Ils me font revivre des peurs d’enfant. En grandissant j’avais ce cauchemar récurrent où je me réveillais dans ma chambre mais qui n’avait plus de porte, plus d’issue. Alors me retrouver enfermée, en sous sol, à tourner en rond à la recherche désespérée d’une sortie, cela me renvoie les échos d’une peur qui ne m’a jamais vraiment quittée.

La peur… un autre des sentiments qui bouillonne quelque part en moi au cours de ces trajets.

La peur du regard insistant d’un homme. La peur de n’être qu’une dans la multitude. La peur de me ranger dans le rang du métro boulot dodo. Le bruit des pas qui résonnent dans les couloirs réveille en moi un tel sentiment d’angoisse que cela me file des fous rires.

Depuis mon siège, je vois le train se mettre en route. Départ à l’heure, le soulagement : je devrais avoir mon bus. Je lance une version musicale d’un de mes mantras préférés et je me laisse aller. Lokah Samastah Sukhino Bhavantu. Des mots qui incitent au bonheur, à l’unité, à la compassion. J’inspire et j’expire, l’esprit apaisé. Tiens, vu l’odeur, je ne suis pas la seule à m’accorder un moment de calme et d’oubli : quelqu’un a allumé un joint. Un couple se retourne aussitôt, l’air en colère, à la recherche du responsable.

Ils marmonnent entre eux et finissent par changer de wagon. J’en profite pour prendre leur place et me détendre encore un peu plus. L’espace est un luxe et je m’en délecte jusqu’au prochain arrêt, jusqu’au prochain trajet.

 

 

Deux articles intéressants sur le « manspreading » :

https://www.lesinrocks.com/2017/06/19/actualite/pourquoi-le-manspreading-fait-il-autant-polemique-en-france-11956900/

https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/07/06/comment-le-manspreading-est-devenu-un-objet-de-lutte-feministe_5156949_4832693.html

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